La langue du futur

(article paru sur mon ancien blog Nébuleuses)

Quelle langue parlerons-nous dans deux siècles ? Ou dans mille ans ? D’ailleurs, est-ce qu’on parlera encore une langue ? Ou communiquerons-nous d’une autre façon ? Voici quelques réflexions sur le sujet.

Crédits photo : EPRSB

Une richesse menacée

Aujourd’hui, le constat est clair : il y a environ 3.000 langues parlées dans le monde, ce qui n’inclut pas les dialectes ou variantes régionales.

Un panel énorme, et une richesse inouïe : chacune a sa phonologie (la prononciation) propre, elles s’écrivent avec des dizaines de systèmes possibles (alphabets, syllabaires, idéogrammes, ou mélange des trois), leur structure est totalement différente de l’une à l’autre, et au quotidien, leur vocabulaire s’enrichit constamment par des créations nouvelles, spontanées ou institutionnelles, comme en France avec l’Académie française.

On pourrait en déduire que la diversité linguistique n’est pas menacée. Pourtant rien n’est plus faux.

D’abord parce que 90% d’entre elles sont utilisées par moins de 10.000 personnes et sont vouées à disparaitre au cours du prochain siècle : il s’agit de langues amérindiennes ou africaines principalement.

Elles ont un vocabulaire limité, sont parlées par des personnes ayant une moyenne d’âge élevée, et apparaissent sans intérêt aux jeunes générations.

A quoi bon connaitre le Kalispel, parlé dans l’état de l’Oregon, aux Etats-Unis ? Moins de deux cents personnes le comprennent. Il existe très peu de livres dans cette langue, aucun film, presqu’aucun site internet, et on ne peut pas l’utiliser pour faire des études ni pour travailler.

Mais quid des autres ? Qu’en est-il du français, de l’allemand, du turc, ou du télougou, langue dravidienne du sud de l’Inde ? Vont-elles survivre éternellement ? Evoluer ? Ou disparaitre ?

Les facteurs de longévité

La démographie : une langue doit être beaucoup parlée comme langue maternelle et avoir des locuteurs ayant une natalité relativement forte. Exemple : les langues de l’Inde seront encore là dans deux siècles si les tendances actuelles se maintiennent.

L’absence d’éducation, conséquence de la pauvreté, protège paradoxalement une langue en empêchant une élite d’en imposer une autre à ses locuteurs. Le processus existe, mais il est beaucoup plus lent.

La simplicité d’une langue aide aussi à sa diffusion ; à l’inverse, sa difficulté est un handicap quasi-insurmontable.

Le chinois, par exemple, est de plus en plus enseigné dans le monde, mais a peu de chance d’avoir un rayonnement à la hauteur de la richesse du pays.

Sa grammaire est très simple, mais les étudiants se heurtent à la difficulté de sa prononciation, ainsi qu’à son système d’écriture idéographique qui implique d’apprendre au moins 3.000 à 5.000 caractères afin de bien comprendre un texte quelconque.

Du coup seule une minorité très motivée va s'attaquer à la langue de Confucius.

La créolisation ou l'abandon

Cela signifie que des variantes ou dialectes locaux se développent et évoluent différemment, jusqu’au moment où l’intercompréhension n’est plus possible. La langue mère disparait en laissant à la place plusieurs langues filles. C’est ce qui est arrivé au latin.

Le français en Afrique est menacé par ce phénomène : l’ajout d’expression locales différentes selon les pays, et l’usage d’accents eux aussi propres à chaque région, tend à fragmenter la langue. La scolarisation incomplète encourage le phénomène.

Vous en doutez ? Les créoles du français existent déjà dans les DOM-TOM ou à Haïti. Il n’y a pas de raison que le même phénomène ne se produise pas ailleurs.

L’abandon pur et simple est possible également. Pas difficile de l’expliquer : une langue disparait lorsque ses locuteurs cessent de le parler.

Une langue peut disparaître : le breton, par exemple, est menacé (crédits photo : Pexels)

Cela peut résulter d'une volonté politique d'uniformisation, comme pour le breton, le basque, l'occitan, etc. Ou du choix des parents : ce fut le cas pour le néerlandais à Bruxelles, qui à la fin du XIXème siècle est devenu minoritaire face à au français, considéré comme indispensable à la réussite de leurs enfants.

Cela peut être aussi un choix individuel, effectué à l’âge adulte.

Le rôle destructeur de l’anglais

Le risque principal que l’avenir nous réserve en matière de langue : l’uniformisation par l’anglais.

Celle langue bénéficie de sa relative facilité, de l’immense ex-empire colonial britannique, et de l’hyperpuissance américaine dans quasiment tous les domaines.

Le cinéma, l’internet, l’enseignement massif de cette langue, les écoles et crèches bilingues, les séjours linguistiques… Tout pousse à l’apprentissage de l’anglais.

Mais il est surtout soutenu par les élites qui l’imposent au quotidien à toute la population : publicités, noms des produits et services, termes désignant des concepts nouveaux, slogans, noms des entreprises, etc.

Tout est prétexte à son usage, y compris lorsqu’elle n’est pas indispensable, comme dans les conseils d’administration d’entreprises où presque tout le monde est francophone mais où on impose l’anglais.

Il en découle que le français, consciemment ou non, est associé au passé, et l’anglais à la modernité et au futur. Un discours bien rodé nous répète d'ailleurs que l’anglicisation est inéluctable.

Un phénomène qui n’est pas purement français et qu’on constate toutefois dans la plupart des autres pays développés, surtout en Europe.

Partout la mondialisation est prétexte à l'anglicisation (crédits photo : Unsplash)

Or l’acculturation mène à l’autodestruction : dès aujourd’hui, en Scandinavie, les films et les publicités sont en anglais non sous-titré.

A l’international, l’anglais devient la norme obligatoire, qu’il s’agisse du monde des affaires ou de la culture. L’anglais domine dans les institutions européennes.

Au concours de l’Eurovision, les chansons sont presque toutes en anglais. Dans les années 1970, elles étaient majoritairement en langues nationales.

Est-ce que cela veut dire qu'elles vont toutes disparaitre au profit de celle de Shakespeare ? Evidemment pas à court terme, comme nous le répètent avec condescendance les anglophiles.

Mais à long terme, comment ne pas l'imaginer ? Les zones les plus menacées sont paradoxalement celles où le niveau de vie est le plus élevé (Europe de l’ouest notamment), car c’est là où l’enseignement et l’accès aux médias sont les plus développés.

Car l'anglais n'a aucun concurrent crédible. Sauf si l'on parvient à communiquer avec autre chose qu'une langue.

Les autres formes de communication

Mais par quoi remplacer une langue ?

  • Les idéogrammes : inutilisables à l’oral.

  • La transmission de pensée : relève de la science-fiction.

  • La traduction automatique : par écrit on peut se débrouiller avec Google Translate, mais à l'oral elle est encore loin d'être au point et ne peut servir pour une longue conversation.

Certains proposent le multilinguisme : c'est le fait d'échanger en plusieurs langues pour ne pas avoir à dépendre d'une seule. Impossible en pratique, car parler correctement plus d’une ou deux langues étrangères demande un investissement trop important. Et si on réunit vingt personnes de vingt pays différents, ne pas avoir de langue commune mène obligatoirement à la pagaille.

Et quid d'une langue internationale artificielle type espéranto ? Théoriquement oui, elle représente la meilleure solution.

Mais elle a peu de chance d’advenir, car les élites s’y opposent. Cela remet en cause la domination que permet leur maitrise de l’anglais. Une langue universelle trop simple, trop démocratique les priverait d’un outil de différenciation sociale.

Remarquez comment les anglophiles les plus intégristes sont aussi les anti-espérantistes les plus radicaux ("ça n'arrivera jamais !", "c'est de l'utopie !", etc.).

Et plus généralement, chaque état conserve l’espoir d’imposer sa propre langue aux autres, donc soutenir l’espéranto reviendrait implicitement à y renoncer. C'est pour cela que la France s'opposa à son adoption par la SDN en 1922.

Le plus probable

Au vu des tendances actuelles, on s’achemine clairement vers le tout-anglais. Que peut-il se passer alors ?

En Europe de l’ouest, celui-ci peut devenir une quasi-seconde langue en environ un siècle, à l’image de ce qui se voit dès aujourd’hui en Suède, au Danemark ou en Norvège où absolument tout le monde le parle, et souvent avec un bon niveau.

Puis, les mariages mixtes aidant, et les lois protégeant les langues nationales (comme la loi Toubon en France) étant abolies car jugées « dépassées », l’administration commence à devenir bilingue. Il devient possible de rédiger sa déclaration d’impôts, son contrat de travail ou un acte notarié en anglais.

Puis la publicité s'y met à son tour, car elle cherche par nature à toucher le maximum de personne. C’est déjà le cas aujourd’hui dans un pays comme la Suisse, où vit le personnel de nombreuses institutions internationales.

Viennent ensuite les médias d'abord écrits puis parlés, toujours pour les mêmes raisons.

Dès lors, un anglophone peut habiter n’importe où dans le monde sans avoir besoin de parler la langue locale, qui progressivement quitte l’espace public pour se cantonner au domaine privé.

Avant de mourir complètement.

Au bout de combien de temps ? Difficile à dire, mais rappelons que le gaulois a disparu face au latin en environ trois siècles, à une époque où les médias, l’internet, les voyages de masse et l’enseignement n’existaient pas.

Notre futur risque de ressembler à ça (crédits photo : Unsplash)

Dans le reste du monde, notamment dans les pays pauvres et fortement peuplés, il faut sans doute plus de temps. Contrairement à ce qui se passe en occident, il est probable que de nombreux gouvernements d'asie ou d'amérique latine cherchent à enrayer le processus d’acculturation. Ils ont parfois un soutien populaire là où l’identité nationale est forte.

Mais à terme, avec le développement et la croissance économique, on voit mal ce qui pourrait empêcher le même processus de se produire partout.

Seule une autre langue pourrait barrer la route à l’anglais. Mais laquelle ? Comment le concurrencer, tant au plan du nombre de locuteurs, des perspectives qu’elle offre que de la facilité d’usage ? Et surtout, à quoi bon remplacer une hégémonie par une autre ?

A moins qu’une révolution dont nous n’avons pas idée se produise. Pour le meilleur, par exemple, l'invention d’une méthode de communication plus efficace que le langage.

Ou pour le pire : crise économique ou guerre mondiale favorisant l’émergence d’une autre culture. Rien de très réaliste, donc.

Et à très long terme ? Le scénario est déjà attesté historiquement donc probable : après avoir remplacé les autres langues, l'anglais se créolise à son tour en une multitude de dialectes incompréhensibles les uns des autres.

Or l'exemple du latin et de l'arabe standard montre qu'une langue disparue peut continuer à servir d'intermédiaire entre les locuteurs des langues filles qu'elle a engendrée.

Dès lors, dans un futur lointain, l'anglais tel qu'on le connait aujourd'hui n'est plus parlé dans les foyers, mais il continue à vivre partout ailleurs : les médias, les publicités, l'administration, les discours officiels, les affaires… Et le temps n'a plus de prise sur lui.


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